André PARINAUD. En 1942, devant des étudiants de l'Université de Yale, André Breton disait : " Le surréalisme est né d'une affirmation de foi sans limite dans le génie de la jeunesse ". Je voudrais savoir, si cette valeur est toujours exacte, en ce qui concerne le mouvement surréaliste.
José PIERRE. Les événements de niai dernier nous ont montré que nous n'avions pas eu tort de maintenir notre confiance à une jeunesse que de toutes parts on nous disait dépolitisée, avachie par les gadgets, minée par une trop grande aisance. Sur le plan artistique, puisque tel est le but de notre échange de vues, je pense que là non plus cette confiance ne se dément pas. Mais aujourd'hui, par la force des choses, le surréalisme est amené à porter sur lui-même et en dehors de lui un regard un peu différent de ce qu'il eût été il y a dix, vingt ou trente ans.
A. P. Pourriez-vous citer un certain nombre de noms, de faits, de manifestations qui montreraient la réalité picturale de l'action surréaliste aujourd'hui ?
.José PIERRE. L'exemple que je vais donner est celui de l'exposition que j'ai organisée en mars 1967, soit six mois après la disparition d'André Breton, autour du thème de " La fureur poétique ". (c'était à l'occasion de la - carte blanche', qui fut proposée par Pierre Gaudibert dans le cadre de l'A.R.C., au Musée d'art moderne de la ville de Paris. Fidèle à ce qu'a toujours été mapolitique personnelle au sein du mouvement surréaliste, j'avais associé à des surréalistes que je pourrais appeler militants des gens
qui ne revendiquaient pas cette étiquette mais qui me paraissaient, à moi, participer finalement des mêmes préoccupations.
A. P. Pourriez-vous, à propos de cette exposition, citer un certain nombres de noms d'artistes qui incarnent pour vous, aujourd'hui, l'esprit surréaliste orthodoxe ou non, mais traduit plastiquement.
.lose PIERRE. Il y avait là, du côté surréaliste proprement dit, Camacho, Matta, Silbermann, Télémaque, Toyen et, d'autre part, Eugenio Barbieri, Niki de Saint-Phalle et Ursula. J'avais songé également à Marisol et à Rosenquist, mais il me fut matériellement impossible de les inviter.
A. P.. Je me souviens d'un texte assez ancien, qui date de mai 195 1, et qu'un groupe de surréalistes avait adressé à Breton : - Le surréalisme seul, écrivaient-ils, nous parait avoir, jusqu'ici, défié les processus de pétrifications qui n'épargnent ni les systèmes, ni les hommes, alertés sans relâche, ce qui n'est pas encore gagné par l'aphasie ; battre en brèche constamment les dogmes économiques et moraux qui font peser sur l'homme une oppression séculaire, chercher enfin les remèdes inédits qu'exigent l'étendue et la virulence du mal, tels sont les impératifs qui découlent pour nous des principes qui n'ont jamais cessé d'être ceux du surréalisme' .
Qu'en est-il aujourd'hui''
Silbermann . A mon avis, aujourd'hui, le surréalisme n'est pas du tout à l'abri de l'exploitation. même honnête, de ses propres découvertes. Je veux dire qu'il y a de la part des surréalistes eux-mêmes nécessité de porter un regard critique sur leurs activités et notamment sur ce que je pourrais appeler un échec relatif du surréalisme. A mes yeux, cet échec concerne la volonté d'échapper tant à l'art qu'à l'anti-art, ce qui était une des ambitions originales du surréalisme. Nous voudrions tenter d'indiquer quelques directions nouvelles. Est-ce que je peux prendre un exemple? Il y a un artiste hollandais, que signale la revue Robho, Ian Dibbets : il place sur le passage des trains par exemple des perspectives qu il fait avec des cordes. Ce sont des perspectives faussées. c'est-à-dire que le voyageur, dans le train, voit un vrai carré. Or. dans la campagne, en réalité, le carré, c'est un losange. Il dit, je le cite de mémoire, qu'il essaie d'introduire "quelque chose qui ne va pas dans le paysage ". Le spectateur, s'il s'en trouve, ignore que ce qu'on lui montre est de " l'art ". Pour prendre un exemple personnel, j'envisage de sortir dans la rue avec un fil blanc cousu sur mon manteau, et de prévoir un certain nombre de réponses aux gens qui s'en inquièteront. Un autre exemple. J'ai pensé mettre sur un trottoir des grands boulevards un objet, mais pas un objet énigmatique, une armoire par exemple, la poser sur le trottoir et filmer ce qui se passe : c'est tout. C'est nous qui devenons spectateurs, les gens agissent à leur insu ; quelque chose se passe sans qu'ils le sachent. Télémaque a eu une belle idée : cela consiste à disposer à l'emplacement d'un paillasson, dans une galerie, des bâtons de craie debout, de telle sorte que les gens marchent dessus et laissent la trace de leurs pas. On ne les convie ni à voir quelque chose ni même à faire quelque chose.
A. P. Vous voulez, si je comprends bien, tenter de mettre en cause l'attitude du spectateur'?
Silbermann. Même pas : remettre en cause la nécessité du spectateur et de l'acteur. Que tout cela soit perturbé.
Télémaque. C'est aussi une manière de dégager l'art du commerce, de toute cette situation qui est devenue assez horrible. En fait, on a oublié un peu le moteur de l'art, qui est de troubler les gens, de leur faire partager notre inquiétude.
José PIERRE. Depuis ses origines, le surréalisme a voulu "étudier le fonctionnement réel de la pensée ", mais sur le plan plastique, il a pris la peinture et la sculpture au point où elles en étaient vers 1920. Il y a apporté quelques explosifs plus ou moins fracassants et, par exemple, je suis persuadé que la sculpture de ces vingt dernières années a été complètement dynamitée, et la peinture aussi d'ailleurs, par la notion d'objet surréaliste. Mais aujourd'hui, comme viennent de l'indiquer Silbermann et Télémaque, nous en sommes à nous demander s'il ne convient pas de chercher dans des sentiers non battus cette vérité, cette " révélation " qui a, malgré tout, dans l'histoire du surréalisme, été cherchée dans la peinture traditionnelle, à deux dimensions.
Jean-Jacques LEVEQUE. On peut parler d'échec de la peinture surréaliste, si l'un considère la peinture dans son caractère traditionnel. Il ne peut y avoir de peinture surréaliste, niais un comportement surréaliste. Au début, les grands surréalistes, comme Chirico, comme Max Ernst avaient trouve picturalement le moyen de projeter la conscience du spectateur dans le spectacle qu'ils inventaient, mais on restait au stade de la peinture. Aujourd'hui la peinture surréaliste ne peut pas exister. II reste une manière d'éte, le geste considéré comme une oeuvre d'art. d'ou le happening.
Télémaque. Je ne suis pas d'accord. Il y a un grand développement à l'heure actuelle, de l'objet qui a son origine dans l'objet surréaliste.
Je crois que le tableau traverse certaines difficultés, mais que l'objet retrouve à peu près les mêmes difficultés créatrices. Ce n'est qu'une forme, ce nest qu'un renouvellement formel. A l'heure actuelle, tous les jeunes d'avant-garde font des objets plutôt que des tableaux. Mais en fait, le rapport avec la vie n'est pas différent pour la plupart de ces artistes.
L'objet est un moyen comme un autre et peut virer aussi au pire esthétisme. Voyez Arman, par exemple : il prend un tube d'aspirine, ne sait quoi en faire ; il en ajoute un second. puis un troisième...
Silbermann. Comme je l'ai dit au début, il s'agit de tenter d'en finir tant avec l'art qu'avec l'anti-art.
A. P. L'art comme attitude et comme valeur?
Silbermann. Très exactement.
Télémaque . Tenter de trouver autre chose.
Silbermann. Oui,bien qu'un tableau peint sans méfiance offre toujours une excellente possibilité de libération personnelle.
A. P. Ou de jeu ''
Silbermann. Ou de jeu.
Télémaque. Je ne suis pas d'accord avec Télémaque. : l'idée d'anti-art est toujours valable. Comme l'indique Edoardo Sanguinetti, chaque avant-garde est acculée à faire de l'anti-art pour se faire entendre.
A. P. Il reste à savoir quelle voie étroite demeure, disons pour les artistes en général, et pour vous en particulier.
Jean-Jacques LEVEQUE. Elle n'est pas si étroite cette voie.
José Pierre l. Ce que sous-entendait Silbermann dans sa dernière intervention ne doit pas être reçu comme un mot d'ordre terroriste : il ne s'agit pas de dire que cette voie-là est la seule et la bonne. Non, il s'agit de maintenir une attitude d'ouverture. Ce qui fait que, parmi nos amis, parmi des gens que nous estimions, il y en a qui continuent à peindre des toiles, des toiles à deux dimensions. Pourquoi pas? Mais on est en droit de se demander si ce que le surréalisme pouvait trouver dans la peinture telle qu'elle se définissait, il ne l'a pas déjà trouvé...
A. P. Qu'est-ce qui vous reste ? Vous énoncez un certain nombre d'exemples de créativité, particulièrement le fil blanc sur la manche, la craie à la place du paillasson, l'armoire posée sur le trottoir, exemples qui illustrent une nouvelle attitude.
SILBERBMANN. Il est difficile de faire un bilan puisque c'est une chose très aventurée ; où cela va mener'' Nous n'en savons rien.
Il y avait dans " France-Soir ", ces jours-ci, une assez belle photo d'un monsieur assis sur une chaise. I l s'appelle Monsieur Privé. Il est " guetteur de neige " : simplement, quand la neige tombe, il regarde si " cela tient ". C'est tout. On va lancer quelque chose et on va voir si "cela tient ". Il n'est pas question pour nous de nous installer à demeure dans cette attitude et d'attendre qu'il y ait des mètres et des mètres d'épaisseur de neige amoncelée.
A. P. Est-ce que les artistes surréaliste ont la même attitude que la vôtre ?
SILBERBMANN. Je crois que le surréalisme n'est pas, à proprement parler, une idéologie.
Il apparaît au point d'intersection d'un grand nombre de préoccupations différentes, jusqu'à lui tenues pour incompatibles. Mais toutes ne sont également reçues pour essentielles à chacun. Ce dont nous parlons ici, disons que cela nous engage plus particulièrement tous les trois.
José PIERRE. Ils ne sont pas tous aussi persuadés que nous avons l'air de l'être de la " fin de la peinture.
A. P. Quest-ce qu'ils recherchent particulierement ? Pourriez-vous nous donner un panorama des diverses recherches surréalistes actuelles, les voiesd'exploration?
José PIERRE. Au risque pour que nous passions pour complètement incohérents aux yeux d'un esprit superficiel, je voudrais rappeler que ceux qui viennent de parler, de dénoncer dans unecertaine mesure la peinture, la sculpture, font des
peintures, font des objets. Mais ils éprouvent cependant un certain malaise à s'en tenir seulement à cela. Je le répète, il n'est pas exclu quel'on atteigne aujourd'hui encore une vérité en empruntant les voies apparemment les plus usées
A. P. Vous voulez, en fait, assumer la totalité des contradictions que représente la vie d'un artiste, Quand je dis " artiste ' on pourrait évidemment discuter sur ce mot ; disons la vie d'un homme qui se sent la tentation de créer, qui veut être présent dans son temps, mais ne veut ni refuser tout à fait la peinture comme moyen d'expression, ni l'accepter, mais laisser une porte ouverte pour pouvoir la refuser si c'est nécessaire.
TELEMAQUE. On refuse ce qu'elle est devenue comme action sur le monde, ce n'est pas le moyen qui est refusé.
A. P. Ce n'est pas le support.
TELEMAQUE. C'est le fonctionnement.
A. P. C'est l'institution.
Jean-Jacques LEVEQUE. Je dirai qu'on arrive à cette idée que tout homme est un artiste, c'est sur cela que le surréalisme conclut ; autrefois, il v avait des catégories : les créateurs, et les lecteurs... Or tout individu est artiste.
SILBERMANN. Je ne suis pas d'accord. " Artiste ", je ne sais pas ce que c'est. Les " artistes " ne sont pas des " artistes " ; ce mot je voudrais le refuser même aux autres, à plus forte raison à ceux qui ne le revendiquent pas.
A. P. Votre attitude générale tend à désaliéner ce qu'on appelle le spectateur ; à l'obliger à adopter une attitude devant la réalité, devant la création, devant le hasard. Une attitude qui ne soit pas dictée par un comportement traditionnel. Vous voulez à la fois briser les tabous qui enserrent un être humain ordinaire et ceux qui conditionnent ce qu'on appelle les artistes.
José PIERRE. Inventer de nouveaux rapports.
TELEMAQUE. En finir avec les réactions stéréotypées du spectateur.
SILBLRMANN. Cette désaliénation passe, à mes yeux, par un certain nombre de ruses qui sont la volonté d'abord de déséquilibrer, de placer une fausse marche dans l'escalier. C'est de créer des petits pièges ; par exemple, cela m'aurait amusé de faire fabriquer une peau de banane en verre, parfaitement peinte, et de la placer sur le trottoir. Ceux qui marchent dessus s'attendent à glisser sur une peau de banane et ils s'aperçoivent qu'ils marchent sur une peau de banane qui ne glisse pas, qui se brise ; le réflexe physique appris est d'un certain ordre, ce n'est pas celui qui convenait. On pourrait, par exemple, faire des crottes de chien craquantes... Cette désaliénation n'est pas purement humaniste, passe par quelque joyeuse volonté de désemparer et peut-être même de nuire.
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